Auteurs : Flora Chanvril, Viviane Le Hay
Les représentations liées à l’âge adulte varient-elles en Europe ? Etre adulte relève-t-il de dimensions différenciées si l’on envisage la question d’une part à propos des hommes, d’autre part à propos des femmes ?
L’enquête ESS, à l’occasion de sa troisième vague effectuée en 2006 dans 25 pays européens, permet d’éclairer ces interrogations. Elle consacre en effet une partie de son questionnaire aux « âges de la vie » et la perspective européenne autorise une comparaison des représentations des européens quant aux dimensions importantes dans le fait d’être considéré adulte. Nous utilisons ici quatre questions explorant successivement quatre aspects dont on fait l’hypothèse qu’ils sont liés symboliquement au passage à l’âge adulte, et formulées ainsi :
« Quelques questions maintenant sur le moment où [une femme / un homme] peut être considéré(e) comme un(e) adulte.
Pour pouvoir être considéré(e) comme un(e) adulte, dans quelle mesure est-il important pour [une femme / un homme]
(pas du tout important, plutôt pas important, ni important ni pas important, plutôt important, très important)
- d’avoir quitté le domicile parental ?
- d’avoir une activité professionnelle à plein temps ?
- d’avoir vécu en couple ?
- d’être devenu(e) [mère / père] ? »
Une expérimentation a été réalisée : une moitié de la population sélectionnée au hasard a été consultée concernant les femmes, et l’autre moitié concernant les hommes. Dans la mesure où les questions à propos des hommes et à propos des femmes sont posées à des sous-échantillons distincts, il n’y a pas de risque que les réponses sur un groupe influencent les réponses sur l’autre. Cela permet donc de mettre en évidence les différences de représentations selon que l’on parle des femmes ou des hommes [1].
1) L’accès à l’autonomie et la construction familiale : des représentations genrées et différenciées d’un pays à l’autre
Les quatre questions posées dans l’enquête peuvent utilement être scindées en deux dimensions distinctes : l’accès à l’autonomie d’une part, qui concerne le fait d’avoir quitté le domicile parental et de travailler à temps plein, d’autre part la construction familiale symbolisée par la mise en couple et la parentalité.
Les figures 1 et 2 confrontent, pour chacune de ces quatre questions, les niveaux nationaux [2] de réponses « plutôt important » et « très important » (en pourcentages cumulés) selon que l’on parle des hommes (en ordonnée) ou des femmes (en abscisse). La droite en pointillés est une bissectrice : si un pays est positionné sur celle-ci, cela signifie que ces niveaux sont identiques à propos des hommes et à propos des femmes (en d’autres termes, la question est évaluée par les personnes interrogées aussi importante, quel que soit le sexe de la personne considérée) ; s’il est au-dessus, ils sont alors plus importants concernant les hommes (inversement s’il est en-dessous).
Sauf exception, pour être considéré adulte, il apparaît plus décisif aux yeux des européens qu’un homme, plutôt qu’une femme, connaisse chacun des quatre évènements (la majorité des pays se situent au-dessus de la bissectrice). Cela est particulièrement vrai pour les questions d’accès à l’autonomie : quitter le domicile parental et travailler à temps plein sont deux éléments déterminant les représentations européennes liées à l’identité de l’homme adulte. A cet égard, occuper une activité professionnelle à temps plein, symbole de l’indépendance financière, serait pour l’homme un élément encore plus valorisé. Bien que moins marquée (plus grande proximité à la bissectrice), la tendance est similaire sur les questions liées à la construction familiale. D’une manière générale, l’âge adulte pour la femme apparaît moins connecté aux « rites » de passage utilisés dans l’enquête : cela laisse penser que ces derniers constitueraient moins, en termes de représentations, un enjeu pour elle. A cet égard, il faut toutefois noter la relative valorisation de la parentalité féminine dans certains pays de l’Est européen [3] (pays légèrement en-dessous de la bissectrice sur cette question).
Ainsi, au-delà de ces tendances communes, il est intéressant de souligner la grande variabilité des représentations liées à l’âge adulte en Europe. L’examen des figures 1 et 2 nous montre dans un premier temps qu’avoir vécu en couple et être devenu parent constituent des éléments importants de différences nationales, alors que l’accès à l’autonomie semble davantage consensuel [4] . On peut également souligner des logiques propres à certains pays. Par exemple, si les pays nordiques [5] considèrent important d’avoir quitté le domicile parental pour accéder à l’âge adulte, le fait de travailler à plein temps ne semble pas prépondérant, ce contrairement à l’ensemble des autres pays européens. Nous retrouvons ici la « logique du développement personnel » mise en évidence pas Cécile Van de Velde, qui passe par un départ précoce du domicile parental dans les pays nordiques [6] .
2) La hiérarchie des modalités d’accès à l’âge adulte varie d’un pays à l’autre
Afin d’étudier plus précisément ces différentes logiques nationales, nous avons identifié, pour chacun des pays, la hiérarchie de ces quatre normes symboliques en distinguant les représentations pour les femmes de celles pour les hommes. Nous aboutissons à une typologie raisonnée en cinq groupes distincts représentés sur la carte ci-dessous [7] (figure 3).
Au préalable, il est important de souligner un mécanisme commun à presque tous les pays. Comme nous l’avons relevé, les quatre étapes de l’entrée dans l’âge adulte sont, pour la majorité des pays, jugées plus importantes pour un homme que pour une femme. Pour autant, leur hiérarchie apparaît très proche : au sein d’un pays donné, les éléments les plus valorisés quand on considère les hommes sont donc les mêmes, mais dans une moindre mesure, à propos des femmes.
Le premier groupe (en rouge sur la carte), dont fait partie la France, réunit les pays pour lesquels l’accès à un emploi à plein temps prédomine très largement, que ce soit à propos des femmes ou des hommes. « Etre adulte » revient donc exclusivement à faire sa place sur le marché du travail. L’indépendance financière qui en découle est sans doute considérée comme un point de départ incontournable au franchissement d’autres étapes, jugées du même coup secondaires. En ce qui concerne les hommes, l’accès à l’emploi est suivi presque exclusivement du départ du domicile parental [8] : l’autonomisation est donc valorisée pour ces derniers. Concernant les femmes, il est suivi, soit du départ du domicile parental (Irlande, Royaume-Uni, Estonie), soit de l’accès à la parentalité (Belgique, France, Hongrie, Slovénie, Slovaquie).
Le deuxième type (en violet) regroupe quant à lui des pays pour lesquels la parentalité est primordiale. On peut distinguer deux sous-groupes : un premier, comprenant le Portugal, la Russie et l’Ukraine, pour lequel le plus important est de devenir père ou mère ; un second, comprenant la Bulgarie, la Pologne et Chypre pour lequel un travail à temps plein est tout aussi important que la parentalité.
Ensuite le troisième type (en bleu) réunit des pays pour lesquels le départ du domicile parental est l’étape la plus importante pour l’accès à l’âge adulte. Il comprend les pays nordiques ainsi que la Suisse. Cette prévalence est encore plus marquée au Danemark, et est associée à l’accès à l’emploi pour l’ensemble des autres pays du groupe. Nous retrouvons bien là, la « logique du développement personnel », déjà évoqué plus haut.
L’Autriche (en vert foncé), l’Espagne et l’Allemagne (en vert clair) constituent des cas particuliers. Pour ces trois pays, le travail à temps plein est le plus important concernant les hommes. En ce sens ils sont proches du premier groupe, mais ils s’en distinguent à propos des femmes dans deux directions : en Autriche, les représentations liées à la femme sont proches du troisième groupe (jeu égal entre travail et départ du domicile parental) alors qu’en Espagne et en Allemagne, la parentalité prime, comme nous l’avons observé dans le second groupe.
Ainsi, le module abordant les représentations de l’âge adulte intégré à la troisième vague de l’enquête ESS révèle de profondes spécificités nationales, ainsi que des écarts non négligeables selon que l’on parle des femmes ou des hommes.
La tentation de scinder l’Europe en trois grands groupes géographiquement localisés (Europe occidentale / pays nordiques / pays d’Europe de l’Est) ne fonctionne que partiellement : les porosités, nombreuses, laissent penser que nous nous trouvons dans une phase transitionnelle pour certains pays.
En tout état de cause, envisager la question d’une part pour les hommes, d’autre part pour les femmes montre combien les étapes liées au passage à l’âge adulte restent marquées par des représentations genrées.
[1] Si l’on questionnait une personne successivement à propos des hommes puis à propos des femmes, nous savons qu’elle aurait une propension plus forte à répondre la même chose dans les deux cas.
[2] Lexique des figures et carte : Aus : Autriche ; Bel : Belgique ; Bulg : Bulgarie ; Cyp : Chypre ; Dk : Danemark ; Est : Estonie ; Finl : Finlande ; Fce : France : Ger : Allemagne ; Hung : Hongrie ; Irel : Irlande ; Neth : Pays-Bas ; Nor : Norvège ; Pold : Pologne ; Port : Portugal ; Russ : Russie ; Slvk : Slovaquie ; Slvn : Slovénie ; Sp : Espagne ; Swe : Suède ; Swi : Suisse ; UK : Royaume Uni ; Ukr : Ukraine.
[3] Bulgarie, Russie, Pologne, Chypre, Slovaquie, Hongrie.
[4] Le nuage de points des pays apparaît moins dispersé.
[5] Danemark, Norvège, Suède.
[6] Van de Velde (Cécile), 2008, Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe, Paris, PUF, coll. « Le Lien social ».
[7] Cette carte a été réalisée à l’aide du logiciel Philcarto de Philippe Waniez (http://philcarto.free.fr/).
[8] Seule la Slovaquie fait exception.
