La crise économique a été l’occasion de voir à quel point les préférences en termes de politiques publiques pouvaient varier au sein et entre pays européens. En utilisant les données ESS, Ann-Kristin Kölln montre que la compétence politique des citoyens européens a une influence certaine sur leurs préférences en matière de politiques publiques.
Les politiques publiques sont souvent source de déceptions, voire de colère, de la part des citoyens. La plupart des Européens ont toujours en tête les images de manifestations géantes à la suite de la crise économique de 2008 : les manifestants en voulaient à leurs gouvernements, ainsi qu’à la manière dont ces derniers avaient géré la crise économique. Si les gouvernements doivent régulièrement réagir aux aléas économiques, cela a lieu dans un contexte où les citoyens ont aussi leurs propres idées sur la manière dont la politique économique devrait être conduite. Avec cette étude utilisant les données de 32 pays tirées de l’Enquête Sociale Européenne, Ann-Kristin Kölln (Aarhus University) montre que les différences en termes de « compétence politique » (political sophistication) expliquent une part des préférences en termes de politiques publiques en temps de crise. La compétence politique d’un individu peut être décrite comme l’ensemble de ses outils cognitifs (par exemple son niveau d’éducation) et de son niveau d’information et de curiosité envers la politique (par exemple son intérêt pour la politique).
En s’inspirant de recherches conduites en psychologie sociale et sur l’opinion publique, Kölln montre que le niveau de compétence politique influence la manière dont les citoyens reçoivent et évaluent l’information politique. Les citoyens faisant preuve d’une compétence politique plus faible ont tendance à être plus court-termistes dans leur évaluation, à préférer une vision superficielle des enjeux de politiques publiques. Au contraire, les citoyens plus compétents politiquement sont plus abstraits et systématiques dans leur évaluation des politiques publiques, et donc plus attentifs aux effets de long-terme. En appliquant ces caractéristiques aux préférences en termes de redistribution, on observe que ces derniers préfèreront une augmentation des politiques redistributives quand l’économie ralentit, parce qu’ils prennent en compte les conséquences systémiques de la crise et la nécessité sociale de redistribution. Au contraire, les citoyens moins compétents politiquement accepteront le manque de ressources induit par la crise et préféreront une réduction des dépenses publiques pour protéger les finances de l’Etat.

Figure 1 : Niveau de soutien à la redistribution en réponse à la crise (échelle de 1 à 5) : niveaux constatés et simulés. La ligne orange représente le niveau maximum de soutien dans l’enquête.
Données tirées de l’Enquête Sociale Européenne 2002-2012
Les résultats de Kölln montrent que seuls les citoyens avec un niveau de compétence politique assez faible soutiennent une réduction des politiques de redistribution en temps de crise économique (caractérisé par un ralentissement de la croissance du PIB et par de forts taux d’inflation). Le niveau de soutien à ces mesures s’accroît au fur et à mesure que la compétence politique des individus augmentent puisque ces derniers se déclarent beaucoup plus favorables à la réduction des inégalités en période de crise. Par ailleurs, les analyses de Kölln montrent que le niveau de soutien aux politiques de redistribution en réponse à la crise était de 3,8 sur une échelle de 1 à 5 pendant la période 2002-2012. Mais ses simulations statistiques montrent que si tous les Européens avaient eu un niveau de compétence politique élevé, leur support moyen aux politiques de redistribution aurait été de 8,4 sur la même échelle (Figure 1)
Ces résultats permettent de comprendre les processus de représentation politique et de congruence entre les citoyens et les politiques publiques mises en oeuvre. Ils montrent que l’asymétrie d’information pourrait être l’une des raisons pour lesquelles l’électorat n’exprime pas de préférences homogènes en matière de politiques publiques. Même si les citoyens les plus compétents politiquement agissent avec une visée de long-terme, la société n’est pas à cette image puisqu’elle est composée d’individus avec des niveaux de compétence politique divers. Les élus doivent prendre ce facteur en compte, sans quoi leurs politiques seront peut-être responsables, mais ne seront probablement pas congruentes avec les préférences des électeurs.
Source : Kölln, Ann-Kristin (2018). Political sophistication affects how citizens’ social policy preferences respond to the economy. West European Politics, 41(1), 196–217. https://doi.org/10.1080/01402382.2017.1332314
Ann-Kristin Kölln (koelln@ps.au.dk) est Professeure associée au département de science politique de l’université d’Aarhus, au Danemark.
